Traduire, non seulement ce n’est pas trahir, c’est un espoir pour l’humanité.
Elle a fait ses études à Boston et à New York avant de s’installer à Paris en 1973.
Elle a publié une trentaine de livres : romans, essais, livres pour enfants, théâtre . .
Traduttore non è traditore
Un texte de Nancy Houston pour
une littérature-monde. Gallimard 2007
Marina Tsvétaïéva l’exprime à la
perfection : « Ecrire des poèmes », mais c’est vrai de toute
écriture littéraire, « c’est déjà traduire, de sa langue maternelle
dans une autre, peu importe qu’il s’agisse du français ou d’allemand. Aucune
langue n’est maternelle. Ecrire des poèmes, c’est écrire d’après.[. . .] Un
poète peut écrire en français, il ne peut pas être un poète français.[. . .]On
devient poète [. . .] non pour être français, russe, etc, mais pour être tout.
Ou encore : on est poète parce qu’on
n’est pas français. » ( Marina Tsvétaïéva à Rainer Maria Rilke, le
6 juillet 1926 , Correspondance à trois - avec Boris Pasternak- Gallimard
1983)
C’est tellement drôle, au fond.
Nous sommes là, chacun de nous, absolument seul à sa table de travail, à
s’échiner à être tout, et, dès qu’un de nos livres parait, les gens se jettent
dessus et s’escriment à lui flanquer des étiquettes, à le faire entrer dans une
boite, à le réduire, à nous réduire. A la nouvelle de mon prix Fémina, Michel Tremblay
a caracolé à la radio québécoise : « On le prend un peu pour
nous ! » Edmonde Charles-Roux, dans Le Figaro Littéraire :
« La francophonie marque des points ! »Et au Chatelet-en-Berry,
paraît-il, on a hélé en moi « la nouvelle George Sand » !
Décidemment, je fais mienne cette déclaration de Ying Chen, romancière
québécoise d’origine chinoise installée en Californie : « Si vous
devez me mettre des étiquettes, de grâce, mettez-m’en le plus possible. »
Il est essentiel que les
écrivains se détournent de cette manie, qu’ils en rient, que poliment, mais
fermement ils la refusent en expliquant de façon patiente et répétée qu’ils ne
sont ni des footballeurs ni des beauty queens ni des partis politiques ni des
armées, qu’ils ne « jouent » pas pour tel pays (ou telle langue),
contre tel pays (ou telle langue), contre tel (ou telle) autre, qu’ils ne font
pas la course, et que, exécrant toute forme de compétition- linguistique,
nationale, régionale- , ils se réjouissent au contraire de rencontrer aussi
forts qu’eux, et plus forts qu’eux, leurs contemporains ou non, leurs
compatriotes ou non.
Tout
ce qui nous nourrit et nous fait grandir est bon à prendre.
J’aime la littérature. J’aime sa
vastitude, sa diversité, j’aime quelle
soit justement impossible à réduire, à définir, à prévoir. Tout bon roman est
un miracle. J’aime pouvoir choisir entre un petit, un moyen et un grand
miracle, entre un miracle qui dit la spécificité et un autre qui dit
l’universalité. J’aime que, ça et là dans le monde, la littérature joue des
rôles différents, tant chez les écrivains que chez les lecteurs. J’aime même
qu’il existe des livres que je n’aime pas et que d’autres adorent ! J’aime
que dans la littérature, il n’y ait aucune limite ; que le seul défi soit
d’inventer une nouvelle vérité, sachant d’avance que les vérités possibles sont
innombrables.
Mon identité d’origine est faible
et fade, je n’ai jamais été opprimée en tant que canadienne ni en tant que blanche
ni en tant que petite bourgeoise ni en tant que protestante renégate. La
lacheté de mes attaches originelles, à laquelle est venu s’ajouter mon exil
choisi, me permet de me glisser dans la peau de tout le monde et de n’importe
qui. J’aime qu’il y ait des écrivains enracinés et d’autres divisés, et
d’autres encore multiples. J’aime qu’un roman puisse être infiniment local et
trouver les 35 lecteurs susceptibles de l’apprécier, et qu’un autre puisse
emporter l’adhésion de toutes les langues de la planète. J’aime que certains
écrivains brassent large, arpentent à grands pas les continents et les époques,
bourrent leurs ouvrages d’érudition et de considération philosophiques . . . et
que d’autre sonde un seul évènement d’une seule vie pour en révéler et en
déployer les milles nuances. Je fuis les écoles littéraires, les donneurs de
leçon, et les petits nihilistes (un nihiliste est forcément petit : c’est
tellement minuscule, ce « rien » qu’il tient à nous dire !).
Un vrai écrivain n’écrit ni pour
être célèbre ni pour décrocher un prix ni pour s’enrichir ni pour dire ce qu’il pense ni pour enseigner
la vérité aux autres ni pour améliorer le monde. Il écrit pour agrandir le monde, pour en repousser les frontières. Il
écrit pour que le monde soit doublé, aéré, irrigué, interrogé, illuminé, par un
autre monde, et qu’il devienne habitable.
Ce faisant, l’écrivain traduit.
Ce n’est jamais chose facile.
On fait ce qu’on peut. Tant de
facteurs conspirent pour nous empécher de pouvoir. Ce qui nous aide à pouvoir,
on le prend. On choisit et on soigne les mots qui acceptent de venir, quelle
que soit la langue dans laquelle ils viennent. Pour ma part, j’ai commencé à
écrire en français pour échapper à ma langue maternelle. Je peux dire avec
Cioran que la langue maternelle m’a apaisée « comme une camisole de force
calme le fou. Elle a agi à la façon d’une discipline imposée du dehors, ayant
finalement sur moi, un effet positif. En me contraignant, en m’interdisant
d’exagérer à tout bout de champ, elle m’a sauvé. » ou avec Beckett, quelle
m’a aidée « à retrancher le superflu, décaper la couleur pour mieux
s’attacher à la musique, du langage, à ses sonorités et à ses rythmes ».
Pour autant je refuse de faire l’éloge de la langue française. A vrai dire, n’importe
quelle langue étrangère aurait fait l’affaire mais canadienne ayant étudié le
français depuis l’école primaire, j’ai choisi la voie de la facilité. Une
quinzaine d’années après mes premières publications en français – là encore
comme Beckett- j’ai décidé de revenir ponctuellement à la langue
« maternelle » comme langue d’écriture, et me suis mise à pratiquer
l’auto traduction dans les deux sens.
J’appartiens donc, si tant est
qu’il faille déclarer ses appartenances, au groupe relativement restreint des
écrivains bilingues, groupe où se trouvent – chacun à sa manière, chacun unique
comme tout le monde - Beckett, Brink, Alexakis, Gary, quelques autres. J’écris
dans la langue que veulent bien parler mes personnages, j’écris les histoires
qu’ils veulent bien me raconter, je les traduis de mon mieux en mots, en scène,
dialogues et intrigues ; en les lisant, chacun de mes lecteurs les
traduits à nouveau dans sa langue ou plutôt ses langues à lui, celles qu’il
reconnait, celles qui l’aident à vivre et à comprendre ce qu’il vit.
Il est désolant de voir un
écrivain de l’envergure de Romain Gary, qui parlait couramment sept langues et
écrivait dans deux d’entre elles, qui bourlinguait de par le monde, campait ses
intrigues sur tous les continents, et déclarait se sentir « une
responsabilité planétaire », réduit par certains à son identité juive, par
d’autres à son identité russe, par d’autres encore à son identité de diplomate.
. .Gary se traduisait lui-même (parfois, pas toujours : car dès qu’une
généralité pointait le bout de son nez, il n’avait de cesse de la faire mentir)
– et, quand il le faisait, il adaptait ses blagues, jeux de mots et références
en fonction des connaissances et habitudes de ses lecteurs, quitte à sabrer des
chapitres entiers et à en rajouter d’autres, il délirait différemment en
anglais qu’en français, n’avait cure des esprits mesquins universitaires qui
plus tard, développeraient des théories sur le pourquoi et le comment des
différences entre les versions, n’aspirait qu’à communiquer, c’est à dire à faire
réfléchir et rire, à faire adopter et aimer ses personnages par ses lecteurs, à
les envoyer vivre dans leur cœur, à mettre en branle leurs aventures afin
qu’elles enrichissent les nôtres, les rendent pour nous lisibles.
Beckett, en abandonnant l’anglais,
délaissa par la même occasion tous les particularismes jusque là propre au
roman. Il voulut qu’il n’y ait plus de plate réalité référentielle. Ses
personnages ne furent plus irlandais, mais ils ne devinrent pas français pour
autant, ils devinrent humains, trop humains, comme nous tous, c'est-à-dire
faibles, infiniment faibles et découragés. N’ayant plus ni état civil, ni nom
propre vraisemblable, ni emploi, ni ville où habiter, ils élirent domicile dans
cet habitacle familier à tous : le cerveau, l’âme-corps ; et se
mirent à tourner infiniment et drôlement en rond dans cet habitacle figuré par
une jarre, une poubelle, un tas de sable, des arpents de vide, déblatérant
infiniment et drôlement contre l’absurdité de leur état. Même en revenant plus
tard à sa langue maternelle, Beckett ne quitta plus jamais cet universel, et du
coup la traduction fut pour lui ce défi redoutable : dire exactement, dans
une seconde langue, ce qu’il avait d’abord conçu dans la première ;
s’acharner contre les syllabes pour forcer chacune d’entre elles à contenir un
maximum d non-sens, de la façon la plus élégante et éloquente qui soit.
Brink, qui hérita des deux
langues coloniales de l’Afrique du Sud, peut être pour n’avoir pas à déclarer
son allégeance ni à l’une ni à l’autre et
s’arroger le droit de parler de tout, se mit très tôt à écrire indifféremment
en anglais et en afrikaans, se traduisant vice et versa.
Moi, ayant donc passé de longues
années à écrire dans la langue étrangère et ayant constaté (pour mon plus grand
bonheur) qu’elle n’occupait pas dans mon cerveau la même place que la
« maternelle », ayant pris mon envol grâce à la liberté et à la
légèreté que me conférait le français, l’illusion qu’elle m’octroyait de
n’avoir pas d’enfance, pas d’inconscient, pas de racine, pas de déterminisme,
je revins enfin à l’anglais avec Playsong, déclenchant une avalanche de
malentendus rocambolesques. Car c’est la traduction, l’auto traduction de ce roman,
Cantiques des plaines, qui se vit couronner dans mon pays natal d’un grand prix
littéraire, ce qui n’eut pas l’heur de plaire aux journalistes et éditeurs
québécois frileux et chatouilleux à l’endroit de leur identité. Je me souviens
de la paralysie qui s’empara de moi pendant la cérémonie du prix à Ottawa en
novembre 1993, quand je me trouvai dans l’obligation de lire en français,
devant un public majoritairement anglophone, ce livre que pour une fois j’avais
écrit en anglais. Je me souviens de la rubrique « Cantiques des
plaines » dans le journal montréalais le Devoir. Je me souviens aussi
d’avoir réussi à grand peine, en parlant de mon voyage de retour en Alberta
devant un public francophone à l’université de Montréal, à réprimer la folle
envie de ponctuer mon discours par de petits cris de mon moi anglophone :
« Help ! I’m locked up inside this body ! I need to
express myself, too ! Why
doesn’t anyone want to listen to me ? »
Après cette première expérience
pourtant seulement moyennement concluante, je n’eus de cesse de récidiver car
je m’étais aperçue que traduire mes textes me permettait de les améliorer, et
que c’était une grande chance de pouvoir ainsi passer la première version par
les fourches caudines de la traduction pour en éliminer les scories. Avec
Instruments des ténèbres, dont la moitié des chapitres furent écrits en anglais
et l’autre moitié en français, je déclarais une fois pour toutes : tant
pis pour les étiquettes et ceux qui tiennent à les coller ; tant pis pour
les prix et ceux qui tiennent à les décerner ; tant pis pour ceux qui ne
lisent que la surface d’un roman et ne savent pas se laisser bousculer,
envahir, occuper et transformer par lui. Ce n’est pas à eux que je m’adresse
mais aux lecteurs vrais, que ce soit dans cette première traduction qu’est la
v.o., dans la traduction subséquente d’une de mes langues vers l’autre, ou dans
la traduction d’un tiers vers une autre langue encore, dont je ne puis contrôler
les pertes et les profits. Traduire,
c’est ça qu’il faut : traduttore non
è traditore, c’est la seule façon de ne pas trahir, il n’y a que ça de
vrai. Traduire, éternellement traduire.
Quand les gens me demandent quel
effet ça me fait de traduire moi-même, je réponds citant Beckett à
nouveau : « L’autotraduction est la seule forme de torture politique
que je connaisse ». En effet c’est épouvantable, je n’aime pas le faire,
je mets autant de temps sinon plus à traduire un livre qu’à l’écrire et, de la
première à la dernière page, c’est une expérience fastidieuse et frustrante,
d’irritations contre les dictionnaires, contre mon propre cerveau, contre les langues
elle-même, d’être si rétives à coopérer et à se ressembler, de refuser
obstinément de communiquer entre elles, de se fondre l’une dans l’autre, de se
mêler et de se marier l’une à l’autre ; du reste certains jours, les jours
où je donne dans la psychanalyse à deux sous, ce qui arrive aux meilleurs
d’entre nous, je pense que c’est peut être ça au fond : une histoire de
mariage, comme si je faisais inlassablement l’aller retour entre maman et papa
(même si les pannes de communication entre eux n’avaient rien à voir avec un problème
de langues, l’anglais étant même l’une des rares choses qu’ils avaient en
commun, hormis trois enfants et des ambitions élevées), m’efforçant d’expliquer
maman à papa et papa à maman, écoutez, écoutez, ça n’a peut être pas l’air mais
en fait vous dites exactement la même chose, écoutez, vous êtes compatibles
restez ensemble, ne rompez pas, ne vous séparez pas, ne fracasser pas tout en
fracassant votre mariage, même s’ils l’ont fait voilà belle et même très belle
lurette- et peut être aussi, une tentative pour guérir mon pays, pourquoi cette
faille profonde entre anglophones et francophones, c’est ridicule, les choses
importantes ne sont elles pas les mêmes pour tous, l’amour, la douleur, le
passage du temps, la quête du sens, ainsi je reste là jour après jour, assise à
ma table de travail, glissant de l’ennui à la frustration et de la frustration
à la rage, feuilletant les dictionnaires, lisant mes phrases à haute voix
encore et encore, redoutant pour finir non seulement qu’elles ne veulent plus
dire ce qu’elles avaient l’intention de dire au départ mais qu’elles ne veulent
plus rien dire du tout, et pourtant, et donc, la question suivante, évidemment,
c’est pourquoi le faites vous alors, si vous n’aimez pas ça, si c’est tellement
fastidieux et harassant, pourquoi ne laissez vous pas quelqu’un d’autre
traduire vos livres à votre place, du français en anglais et de l’anglais au
français ? Et la réponse à cette question est la suivante : parce que
quand c’est fini, quand c’est vraiment terminé, quand, après tout ce dur
labeur, le livre prend enfin forme et réussit à exister dans l’autre langue, eh
bien, là je me sens bien, là je me sens mieux, là je me sens guérie, parce que
c’est le même livre, il raconte les mêmes histoires, suscite les mêmes
émotions, fait entendre la même musique, et alors là je suis contente, là je
suis ravie, comme si ça prouvait qu’en fait je ne suis pas schizophrène, pas
folle, puisque finalement la même personne dans les deux langues.
Traduire,
non seulement ce n’est pas trahir, c’est un espoir pour l’humanité.
Elle
a fait ses études à Boston et à New York avant de s’installer à Paris en 1973.
Elle a publié une trentaine de livres : romans,
essais, livres pour enfants, théâtre . .
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