dimanche 9 août 2015

Nancy HUSTON: "Traduire, non seulement ce n’est pas trahir, c’est un espoir pour l’humanité."



Traduire, non seulement ce n’est pas trahir, c’est un espoir pour l’humanité.

Nancy Houston est née en 1953 à  Calgary au Canada
Elle a fait ses études à Boston et à New York avant de s’installer à Paris en 1973.
Elle a publié une trentaine de livres : romans, essais, livres pour enfants, théâtre . . 

Traduttore non è traditore

Un texte de Nancy Houston pour une littérature-monde. Gallimard 2007

Marina Tsvétaïéva l’exprime à la perfection : « Ecrire des poèmes », mais c’est vrai de toute écriture littéraire, « c’est déjà traduire, de sa langue maternelle dans une autre, peu importe qu’il s’agisse du français ou d’allemand. Aucune langue n’est maternelle. Ecrire des poèmes, c’est écrire d’après.[. . .] Un poète peut écrire en français, il ne peut pas être un poète français.[. . .]On devient poète [. . .] non pour être français, russe, etc, mais pour être tout. Ou encore : on est poète parce qu’on  n’est pas français. » ( Marina Tsvétaïéva à Rainer Maria Rilke, le 6 juillet 1926 , Correspondance à trois - avec Boris Pasternak- Gallimard 1983)

C’est tellement drôle, au fond. Nous sommes là, chacun de nous, absolument seul à sa table de travail, à s’échiner à être tout, et, dès qu’un de nos livres parait, les gens se jettent dessus et s’escriment à lui flanquer des étiquettes, à le faire entrer dans une boite, à le réduire, à nous réduire. A la nouvelle de mon prix Fémina, Michel Tremblay a caracolé à la radio québécoise : « On le prend un peu pour nous ! » Edmonde Charles-Roux, dans Le Figaro Littéraire : « La francophonie marque des points ! »Et au Chatelet-en-Berry, paraît-il, on a hélé en moi « la nouvelle George Sand » ! Décidemment, je fais mienne cette déclaration de Ying Chen, romancière québécoise d’origine chinoise installée en Californie : « Si vous devez me mettre des étiquettes, de grâce, mettez-m’en le plus possible. »

Il est essentiel que les écrivains se détournent de cette manie, qu’ils en rient, que poliment, mais fermement ils la refusent en expliquant de façon patiente et répétée qu’ils ne sont ni des footballeurs ni des beauty queens ni des partis politiques ni des armées, qu’ils ne « jouent » pas pour tel pays (ou telle langue), contre tel pays (ou telle langue), contre tel (ou telle) autre, qu’ils ne font pas la course, et que, exécrant toute forme de compétition- linguistique, nationale, régionale- , ils se réjouissent au contraire de rencontrer aussi forts qu’eux, et plus forts qu’eux, leurs contemporains ou non, leurs compatriotes ou non.
       

       

Tout ce qui nous nourrit et nous fait grandir est bon à prendre.

J’aime la littérature. J’aime sa vastitude, sa diversité,  j’aime quelle soit justement impossible à réduire, à définir, à prévoir. Tout bon roman est un miracle. J’aime pouvoir choisir entre un petit, un moyen et un grand miracle, entre un miracle qui dit la spécificité et un autre qui dit l’universalité. J’aime que, ça et là dans le monde, la littérature joue des rôles différents, tant chez les écrivains que chez les lecteurs. J’aime même qu’il existe des livres que je n’aime pas et que d’autres adorent ! J’aime que dans la littérature, il n’y ait aucune limite ; que le seul défi soit d’inventer une nouvelle vérité, sachant d’avance que les vérités possibles sont innombrables.

Mon identité d’origine est faible et fade, je n’ai jamais été opprimée en tant que canadienne ni en tant que blanche ni en tant que petite bourgeoise ni en tant que protestante renégate. La lacheté de mes attaches originelles, à laquelle est venu s’ajouter mon exil choisi, me permet de me glisser dans la peau de tout le monde et de n’importe qui. J’aime qu’il y ait des écrivains enracinés et d’autres divisés, et d’autres encore multiples. J’aime qu’un roman puisse être infiniment local et trouver les 35 lecteurs susceptibles de l’apprécier, et qu’un autre puisse emporter l’adhésion de toutes les langues de la planète. J’aime que certains écrivains brassent large, arpentent à grands pas les continents et les époques, bourrent leurs ouvrages d’érudition et de considération philosophiques . . . et que d’autre sonde un seul évènement d’une seule vie pour en révéler et en déployer les milles nuances. Je fuis les écoles littéraires, les donneurs de leçon, et les petits nihilistes (un nihiliste est forcément petit : c’est tellement minuscule, ce « rien » qu’il tient à nous dire !).

Un vrai écrivain n’écrit ni pour être célèbre ni pour décrocher un prix ni pour s’enrichir  ni pour dire ce qu’il pense ni pour enseigner la vérité aux autres ni pour améliorer le monde. Il écrit pour agrandir le monde, pour en repousser les frontières. Il écrit pour que le monde soit doublé, aéré, irrigué, interrogé, illuminé, par un autre monde, et qu’il devienne habitable.

   



   

Ce faisant, l’écrivain traduit.

Ce n’est jamais chose facile.

On fait ce qu’on peut. Tant de facteurs conspirent pour nous empécher de pouvoir. Ce qui nous aide à pouvoir, on le prend. On choisit et on soigne les mots qui acceptent de venir, quelle que soit la langue dans laquelle ils viennent. Pour ma part, j’ai commencé à écrire en français pour échapper à ma langue maternelle. Je peux dire avec Cioran que la langue maternelle m’a apaisée « comme une camisole de force calme le fou. Elle a agi à la façon d’une discipline imposée du dehors, ayant finalement sur moi, un effet positif. En me contraignant, en m’interdisant d’exagérer à tout bout de champ, elle m’a sauvé. » ou avec Beckett, quelle m’a aidée « à retrancher le superflu, décaper la couleur pour mieux s’attacher à la musique, du langage, à ses sonorités et à ses rythmes ». Pour autant je refuse de faire l’éloge de la langue française. A vrai dire, n’importe quelle langue étrangère aurait fait l’affaire mais canadienne ayant étudié le français depuis l’école primaire, j’ai choisi la voie de la facilité. Une quinzaine d’années après mes premières publications en français – là encore comme Beckett- j’ai décidé de revenir ponctuellement à la langue  « maternelle » comme langue d’écriture, et me suis mise à pratiquer l’auto traduction dans les deux sens.

J’appartiens donc, si tant est qu’il faille déclarer ses appartenances, au groupe relativement restreint des écrivains bilingues, groupe où se trouvent – chacun à sa manière, chacun unique comme tout le monde - Beckett, Brink, Alexakis, Gary, quelques autres. J’écris dans la langue que veulent bien parler mes personnages, j’écris les histoires qu’ils veulent bien me raconter, je les traduis de mon mieux en mots, en scène, dialogues et intrigues ; en les lisant, chacun de mes lecteurs les traduits à nouveau dans sa langue ou plutôt ses langues à lui, celles qu’il reconnait, celles qui l’aident à vivre et à comprendre ce qu’il vit.

Il est désolant de voir un écrivain de l’envergure de Romain Gary, qui parlait couramment sept langues et écrivait dans deux d’entre elles, qui bourlinguait de par le monde, campait ses intrigues sur tous les continents, et déclarait se sentir « une responsabilité planétaire », réduit par certains à son identité juive, par d’autres à son identité russe, par d’autres encore à son identité de diplomate. . .Gary se traduisait lui-même (parfois, pas toujours : car dès qu’une généralité pointait le bout de son nez, il n’avait de cesse de la faire mentir) – et, quand il le faisait, il adaptait ses blagues, jeux de mots et références en fonction des connaissances et habitudes de ses lecteurs, quitte à sabrer des chapitres entiers et à en rajouter d’autres, il délirait différemment en anglais qu’en français, n’avait cure des esprits mesquins universitaires qui plus tard, développeraient des théories sur le pourquoi et le comment des différences entre les versions, n’aspirait qu’à communiquer, c’est à dire à faire réfléchir et rire, à faire adopter et aimer ses personnages par ses lecteurs, à les envoyer vivre dans leur cœur, à mettre en branle leurs aventures afin qu’elles enrichissent les nôtres, les rendent pour nous lisibles.

Beckett, en abandonnant l’anglais, délaissa par la même occasion tous les particularismes jusque là propre au roman. Il voulut qu’il n’y ait plus de plate réalité référentielle. Ses personnages ne furent plus irlandais, mais ils ne devinrent pas français pour autant, ils devinrent humains, trop humains, comme nous tous, c'est-à-dire faibles, infiniment faibles et découragés. N’ayant plus ni état civil, ni nom propre vraisemblable, ni emploi, ni ville où habiter, ils élirent domicile dans cet habitacle familier à tous : le cerveau, l’âme-corps ; et se mirent à tourner infiniment et drôlement en rond dans cet habitacle figuré par une jarre, une poubelle, un tas de sable, des arpents de vide, déblatérant infiniment et drôlement contre l’absurdité de leur état. Même en revenant plus tard à sa langue maternelle, Beckett ne quitta plus jamais cet universel, et du coup la traduction fut pour lui ce défi redoutable : dire exactement, dans une seconde langue, ce qu’il avait d’abord conçu dans la première ; s’acharner contre les syllabes pour forcer chacune d’entre elles à contenir un maximum d non-sens, de la façon la plus élégante et éloquente qui soit.

Brink, qui hérita des deux langues coloniales de l’Afrique du Sud, peut être pour n’avoir pas à déclarer son allégeance  ni à l’une ni à l’autre et s’arroger le droit de parler de tout, se mit très tôt à écrire indifféremment en anglais et en afrikaans, se traduisant vice et versa.

Moi, ayant donc passé de longues années à écrire dans la langue étrangère et ayant constaté (pour mon plus grand bonheur) qu’elle n’occupait pas dans mon cerveau la même place que la « maternelle », ayant pris mon envol grâce à la liberté et à la légèreté que me conférait le français, l’illusion qu’elle m’octroyait de n’avoir pas d’enfance, pas d’inconscient, pas de racine, pas de déterminisme, je revins enfin à l’anglais avec Playsong, déclenchant une avalanche de malentendus rocambolesques. Car c’est la traduction, l’auto traduction de ce roman, Cantiques des plaines, qui se vit couronner dans mon pays natal d’un grand prix littéraire, ce qui n’eut pas l’heur de plaire aux journalistes et éditeurs québécois frileux et chatouilleux à l’endroit de leur identité. Je me souviens de la paralysie qui s’empara de moi pendant la cérémonie du prix à Ottawa en novembre 1993, quand je me trouvai dans l’obligation de lire en français, devant un public majoritairement anglophone, ce livre que pour une fois j’avais écrit en anglais. Je me souviens de la rubrique « Cantiques des plaines » dans le journal montréalais le Devoir. Je me souviens aussi d’avoir réussi à grand peine, en parlant de mon voyage de retour en Alberta devant un public francophone à l’université de Montréal, à réprimer la folle envie de ponctuer mon discours par de petits cris de mon moi anglophone : « Help ! I’m locked up inside this body ! I need to express myself, too ! Why doesn’t anyone want to listen to me ? »

Après cette première expérience pourtant seulement moyennement concluante, je n’eus de cesse de récidiver car je m’étais aperçue que traduire mes textes me permettait de les améliorer, et que c’était une grande chance de pouvoir ainsi passer la première version par les fourches caudines de la traduction pour en éliminer les scories. Avec Instruments des ténèbres, dont la moitié des chapitres furent écrits en anglais et l’autre moitié en français, je déclarais une fois pour toutes : tant pis pour les étiquettes et ceux qui tiennent à les coller ; tant pis pour les prix et ceux qui tiennent à les décerner ; tant pis pour ceux qui ne lisent que la surface d’un roman et ne savent pas se laisser bousculer, envahir, occuper et transformer par lui. Ce n’est pas à eux que je m’adresse mais aux lecteurs vrais, que ce soit dans cette première traduction qu’est la v.o., dans la traduction subséquente d’une de mes langues vers l’autre, ou dans la traduction d’un tiers vers une autre langue encore, dont je ne puis contrôler les pertes et les profits. Traduire, c’est ça qu’il faut : traduttore non è traditore, c’est la seule façon de ne pas trahir, il n’y a que ça de vrai. Traduire, éternellement traduire.

  


Quand les gens me demandent quel effet ça me fait de traduire moi-même, je réponds citant Beckett à nouveau : « L’autotraduction est la seule forme de torture politique que je connaisse ». En effet c’est épouvantable, je n’aime pas le faire, je mets autant de temps sinon plus à traduire un livre qu’à l’écrire et, de la première à la dernière page, c’est une expérience fastidieuse et frustrante, d’irritations contre les dictionnaires, contre mon propre cerveau, contre les langues elle-même, d’être si rétives à coopérer et à se ressembler, de refuser obstinément de communiquer entre elles, de se fondre l’une dans l’autre, de se mêler et de se marier l’une à l’autre ; du reste certains jours, les jours où je donne dans la psychanalyse à deux sous, ce qui arrive aux meilleurs d’entre nous, je pense que c’est peut être ça au fond : une histoire de mariage, comme si je faisais inlassablement l’aller retour entre maman et papa (même si les pannes de communication entre eux n’avaient rien à voir avec un problème de langues, l’anglais étant même l’une des rares choses qu’ils avaient en commun, hormis trois enfants et des ambitions élevées), m’efforçant d’expliquer maman à papa et papa à maman, écoutez, écoutez, ça n’a peut être pas l’air mais en fait vous dites exactement la même chose, écoutez, vous êtes compatibles restez ensemble, ne rompez pas, ne vous séparez pas, ne fracasser pas tout en fracassant votre mariage, même s’ils l’ont fait voilà belle et même très belle lurette- et peut être aussi, une tentative pour guérir mon pays, pourquoi cette faille profonde entre anglophones et francophones, c’est ridicule, les choses importantes ne sont elles pas les mêmes pour tous, l’amour, la douleur, le passage du temps, la quête du sens, ainsi je reste là jour après jour, assise à ma table de travail, glissant de l’ennui à la frustration et de la frustration à la rage, feuilletant les dictionnaires, lisant mes phrases à haute voix encore et encore, redoutant pour finir non seulement qu’elles ne veulent plus dire ce qu’elles avaient l’intention de dire au départ mais qu’elles ne veulent plus rien dire du tout, et pourtant, et donc, la question suivante, évidemment, c’est pourquoi le faites vous alors, si vous n’aimez pas ça, si c’est tellement fastidieux et harassant, pourquoi ne laissez vous pas quelqu’un d’autre traduire vos livres à votre place, du français en anglais et de l’anglais au français ? Et la réponse à cette question est la suivante : parce que quand c’est fini, quand c’est vraiment terminé, quand, après tout ce dur labeur, le livre prend enfin forme et réussit à exister dans l’autre langue, eh bien, là je me sens bien, là je me sens mieux, là je me sens guérie, parce que c’est le même livre, il raconte les mêmes histoires, suscite les mêmes émotions, fait entendre la même musique, et alors là je suis contente, là je suis ravie, comme si ça prouvait qu’en fait je ne suis pas schizophrène, pas folle, puisque finalement la même personne dans les deux langues.




Traduire, non seulement ce n’est pas trahir, c’est un espoir pour l’humanité.

Nancy Houston est née en 1953 à  Calgary au Canada
Elle a fait ses études à Boston et à New York avant de s’installer à Paris en 1973.
Elle a publié une trentaine de livres : romans, essais, livres pour enfants, théâtre . . 

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