dimanche 9 août 2015

Paul RICOEUR :" Traduire dans le rayonnement croisé des cultures" 2004

Cultures, du deuil à la traduction
Paul Ricoeur

"La traduction est la réplique 
à la dispersion et à la confusion de Babel."

Le Monde du 25.05.04

  



LA QUESTION « Où vont les valeurs ? », titre de l'ouvrage que vient de publier l'Unesco et auquel j'ai participé, est une question intimidante, et je voudrais la rapprocher de nous en posant plutôt la question « Par où vont les valeurs ? ». Je parlerai ainsi de chemins que nous pratiquons, de trajets, d'itinéraires où des errances sont possibles, des avancées, des reculs - un chemin et non pas un lieu.

Je voudrais écarter d'abord quelques confusions, qui sont des impasses, sur le chemin. Je rappellerai d'abord qu'avec cette notion d'un trajet, d'un itinéraire, nous avons deux pôles.

D'un côté, le fait de la pluralité : il y a des cultures, des langues, des nations, des religions, et nous ne pouvons pas projeter l'état de l'humanité qui ne serait plus soumis à la condition de la pluralité.

Mais, d'autre part, nous avons un horizon qui est l'humanité, mot au singulier, alors que les cultures sont au pluriel. Le problème est de savoir quel sens nous pouvons donner à l'humanité sous sa double figure de l'humain - qu'est-ce qui est humain et qu'est-ce qui est inhumain ? -, mais aussi comme ensemble des hommes, comme multiplicité et donc dans la ligne de la pluralité.

  

Pour commencer, je souhaiterais proposer trois précautions. Il convient tout d'abord de séparer le concept de l'échange culturel de concepts géopolitiques que je ferai tourner autour de l'idée de frontière. La notion de frontière est une notion parfaitement légitime, puisqu'elle répond à cette pluralité des Etats-nations reconnue par l'ONU, avec ses implications : les limites de souveraineté, les frontières militaires, les limites de compétence judiciaire.

C'est à cette notion de frontière que je voudrais opposer celle de rayonnement à partir de foyers culturels. Je me représente la carte culturelle du monde comme un entrecroisement de rayonnements à partir de centres, de foyers, qui ne sont pas définis par la souveraineté de l'Etat-nation mais par leur créativité et par leur capacité d'influencer et de générer dans les autres foyers des réponses. C'est donc par ce phénomène d'entrecroisement d'effets d'illumination formant des réseaux aux mailles serrées que je définirai la notion d'interculturel, par opposition à la notion de frontière.

Deuxième précaution : ne pas rester prisonnier de la notion d'identité collective qui se renforce actuellement sous l'effet de l'intimidation de l'insécurité. Et je voudrais opposer à cette idée d'une identité immuable l'idée d'identité narrative : les collectivités vivantes ont une histoire qui peut être racontée, et je ferai du récit l'un des chemins de ce que je viens d'appeler le rayonnement croisé des cultures.

Ce qui caractérise une identité narrative, c'est qu'elle n'est pas définie par le même mais par l'ipse, non pas par l'identique, mais par le mouvant. Et je voudrais mettre en face de cette idée d'identité narrative, qui fait le récit de la vie des nations, l'idée de promesse : si l'identité narrative est tournée vers le passé par son caractère mémoriel, l'idée de promesse est tournée vers le futur, et le problème n'est pas seulement de faire des promesses, mais encore de les tenir.

Et je mettrai face à face l'identité narrative et l'idée de projet d'existence comme celle d'un projet à tenir ou à maintenir. C'est d'ailleurs la devise d'une nation, les Pays-Bas : « Je maintiendrai ».

   

Troisième précaution, avant de proposer deux notions entièrement positives : celle qu'impose l'idée d'horizon. Cette idée d'horizon contient un piège : il ne peut jamais être atteint, car l'horizon c'est ce qui s'éloigne à mesure qu'on s'en rapproche. Ici, je voudrais introduire l'idée de variations d'horizon : à l'intérieur même d'une culture donnée, les horizons de valeur varient en rythme, ils n'avancent pas ou ne reculent pas de toutes pièces, mais ils sont échelonnés.

Je prendrai la métaphore d'un paysage vu d'un train en mouvement : il y a des horizons courts, qui se déplacent rapidement, des horizons moyens, qui évoluent plus lentement, et enfin l'horizon ultime du paysage, qui est quasi immuable. Donc, nous ne sommes pas face à une alternative entre l'immuable et le mouvant : l'idée d'horizon implique l'idée de variation des horizons en rythme d'évolution.

C'est sur l'arrière-plan de ces trois notions de prudence analytique - d'abord l'idée d'entrecroisements de rayonnements, puis l'idée d'identité narrative couplée avec celle de promesse et enfin l'idée de variation des horizons - que je voudrais introduire à présent les deux notions que je soumets à discussion.

La première notion est celle de la traduction. La traduction, c'est la médiation entre la pluralité des cultures et l'unité de l'humanité. En ce sens, je parlerai du miracle de la traduction et de la valeur emblématique des traductions. Je dirai que la traduction constitue la réplique au phénomène irrécusable de la pluralité humaine avec ses aspects de dispersion et de confusion, résumés par le mythe de Babel. Nous sommes « après Babel ».


La traduction est la réplique à la dispersion et à la confusion de Babel. La traduction ne se réduit pas à une technique pratiquée spontanément par des voyageurs, des marchands, des ambassadeurs, des passeurs, des traîtres et, en discipline professionnelle, par les traducteurs et les interprètes : elle constitue un paradigme pour tous les échanges, non seulement de langue à langue, mais aussi de culture à culture. La traduction ouvre sur des universels concrets, et non pas du tout sur un universel abstrait, coupé de l'histoire.

C'est la traduction qui produit non seulement des échanges mais aussi des équivalences : le phénomène étonnant de la traduction, c'est qu'elle transfère le sens d'une langue dans une autre ou d'une culture dans une autre, sans en donner cependant l'identité, mais en en offrant seulement l'équivalent. La traduction est ce phénomène d'équivalence sans identité. En cela, elle sert le projet d'une humanité, sans briser la pluralité initiale. C'est là une figure de l'humanité engendrée par la traduction dans la chair même de la pluralité.

La présupposition de la traduction est que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres au point d'être radicalement intraduisibles. Tout enfant est capable d'apprendre une autre langue que la sienne, attestant ainsi que la traductibilité est un présupposé fondamental de l'échange des cultures.

Nous avons même des exemples remarquables de production par la traduction de cultures hybrides : la traduction de la Torah de l'hébreu en grec dans la Septante, puis du grec vers le latin, et du latin vers les langues vernaculaires. Et la traduction exemplaire du sanscrit au chinois pour l'immense corpus bouddhiste, et encore au coréen ou au japonais.

C'est un phénomène de ce genre auquel je pense quand j'évoque les échanges entre héritages culturels et spirituels à la recherche aujourd'hui d'un langage commun. Ce langage commun ne sera pas, comme on en a rêvé au XVIIIe siècle, une langue artificielle qui ne saurait être retraduite dans les langues naturelles qui ont une complexité propre. Ce que la traduction peut produire, ce sont des universels concrets en quête de ratification, d'appropriation, d'adoption, de reconnaissance.

Une seule certitude suffit : il n'y a pas d'intraduisible absolu. Malgré son inachèvement, la traduction crée de la ressemblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité. La traduction crée du comparable entre des incomparables. C'est dans cette ressemblance créée par le travail de la traduction que se concilient « projet universel » et « multitude d'héritages ».

    

La deuxième notion, sur laquelle je voudrais terminer, c'est l'idée d'acceptation de la perte, l'idée du deuil. Nous avons déjà le deuil de la traduction parfaite. Il n'y a pas de traduction parfaite, on peut retraduire toujours, et la traduction est toujours en marche. Je voudrais étendre l'idée de perte et de deuil au rapport des cultures entre elles.

C'est un concept que je reçois de la psychanalyse : le travail de mémoire ne va pas sans un travail de deuil. C'est dans ce rapport entre la remémoration et la perte qu'est possible la reconnaissance mutuelle des cultures. Le travail de deuil ne peut manquer d'affecter nos efforts pour raconter autrement nos histoires de vie, qu'elles soient individuelles ou collectives, et plus particulièrement les événements fondateurs d'une tradition.

Car nous avons à faire le deuil du fondamental et de l'absolu de la fondation historique : nous laisser raconter par les autres dans leur propre culture, c'est faire le deuil du caractère absolu de notre propre tradition.

Ce sont donc principalement les événements fondateurs d'une tradition qui sont le lieu de l'exercice du deuil. Il n'est pas de pays qui n'ait eu à souffrir d'une perte de territoire, de population, d'influence, de respectabilité, de crédibilité à une époque ou à une autre.

Le cruel XXe siècle européen impose cette prise en compte. La capacité à faire le deuil doit être sans cesse apprise et réapprise. Il faut accepter dans nos échanges culturels qu'il y ait de l'indéchiffrable dans nos histoires de vie, de l'irréconciliable dans nos différends, de l'irréparable dans les dommages subis et infligés.

Quand on a admis cette part de deuil, on peut se confier à une mémoire apaisée, au feu croisé entre foyers de cultures dispersés, et à la réinterprétation mutuelle de nos histoires et au travail à jamais inachevé de traduction d'une culture dans une autre.



Ce texte est une version révisée 
d'une communication prononcée 
aux « Entretiens du XXIe siècle », 
le 28 avril, à l'Unesco 
par Paul Ricoeur

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