Cultures, du deuil à la traduction
Paul Ricoeur
Paul Ricoeur
"La traduction est la réplique
à la dispersion et à la confusion de Babel."
LA QUESTION « Où vont les valeurs ? », titre de l'ouvrage que vient de publier l'Unesco et auquel j'ai participé, est une question intimidante, et je voudrais la rapprocher de nous en posant plutôt la question « Par où vont les valeurs ? ». Je parlerai ainsi de chemins que nous pratiquons, de trajets, d'itinéraires où des errances sont possibles, des avancées, des reculs - un chemin et non pas un lieu.
Je voudrais écarter d'abord quelques
confusions, qui sont des impasses, sur le chemin. Je rappellerai d'abord
qu'avec cette notion d'un trajet, d'un itinéraire, nous avons deux pôles.
D'un côté, le fait de la pluralité : il y
a des cultures, des langues, des nations, des religions, et nous ne pouvons pas
projeter l'état de l'humanité qui ne serait plus soumis à la condition de la
pluralité.
Mais, d'autre part, nous avons un horizon
qui est l'humanité, mot au singulier, alors que les cultures sont au pluriel.
Le problème est de savoir quel sens nous pouvons donner à l'humanité sous sa
double figure de l'humain - qu'est-ce qui est humain et qu'est-ce qui est
inhumain ? -, mais aussi comme ensemble des hommes, comme multiplicité et donc
dans la ligne de la pluralité.
Pour commencer, je souhaiterais proposer
trois précautions. Il convient tout d'abord de séparer le concept de l'échange
culturel de concepts géopolitiques que je ferai tourner autour de l'idée de
frontière. La notion de frontière est une notion parfaitement légitime,
puisqu'elle répond à cette pluralité des Etats-nations reconnue par l'ONU, avec
ses implications : les limites de souveraineté, les frontières militaires, les
limites de compétence judiciaire.
C'est à cette notion de frontière que je
voudrais opposer celle de rayonnement à partir de foyers culturels. Je me
représente la carte culturelle du monde comme un entrecroisement de
rayonnements à partir de centres, de foyers, qui ne sont pas définis par la
souveraineté de l'Etat-nation mais par leur créativité et par leur capacité
d'influencer et de générer dans les autres foyers des réponses. C'est donc par
ce phénomène d'entrecroisement d'effets d'illumination formant des réseaux aux
mailles serrées que je définirai la notion d'interculturel, par opposition à la
notion de frontière.
Deuxième précaution : ne pas rester
prisonnier de la notion d'identité collective qui se renforce actuellement sous
l'effet de l'intimidation de l'insécurité. Et je voudrais opposer à cette idée
d'une identité immuable l'idée d'identité narrative : les collectivités
vivantes ont une histoire qui peut être racontée, et je ferai du récit l'un des
chemins de ce que je viens d'appeler le rayonnement croisé des cultures.
Ce qui caractérise une identité narrative,
c'est qu'elle n'est pas définie par le même mais par l'ipse, non pas par
l'identique, mais par le mouvant. Et je voudrais mettre en face de cette idée
d'identité narrative, qui fait le récit de la vie des nations, l'idée de
promesse : si l'identité narrative est tournée vers le passé par son caractère
mémoriel, l'idée de promesse est tournée vers le futur, et le problème n'est
pas seulement de faire des promesses, mais encore de les tenir.
Et je mettrai face à face l'identité
narrative et l'idée de projet d'existence comme celle d'un projet à tenir ou à
maintenir. C'est d'ailleurs la devise d'une nation, les Pays-Bas : « Je
maintiendrai ».
Troisième précaution, avant de proposer
deux notions entièrement positives : celle qu'impose l'idée d'horizon. Cette
idée d'horizon contient un piège : il ne peut jamais être atteint, car
l'horizon c'est ce qui s'éloigne à mesure qu'on s'en rapproche. Ici, je
voudrais introduire l'idée de variations d'horizon : à l'intérieur même d'une
culture donnée, les horizons de valeur varient en rythme, ils n'avancent pas ou
ne reculent pas de toutes pièces, mais ils sont échelonnés.
Je prendrai la métaphore d'un paysage vu
d'un train en mouvement : il y a des horizons courts, qui se déplacent
rapidement, des horizons moyens, qui évoluent plus lentement, et enfin
l'horizon ultime du paysage, qui est quasi immuable. Donc, nous ne sommes pas
face à une alternative entre l'immuable et le mouvant : l'idée d'horizon
implique l'idée de variation des horizons en rythme d'évolution.
C'est sur l'arrière-plan de ces trois
notions de prudence analytique - d'abord l'idée d'entrecroisements de
rayonnements, puis l'idée d'identité narrative couplée avec celle de promesse
et enfin l'idée de variation des horizons - que je voudrais introduire à
présent les deux notions que je soumets à discussion.
La première notion est celle de la
traduction. La traduction, c'est la médiation entre la pluralité des cultures
et l'unité de l'humanité. En ce sens, je parlerai du miracle de la traduction
et de la valeur emblématique des traductions. Je dirai que la traduction
constitue la réplique au phénomène irrécusable de la pluralité humaine avec ses
aspects de dispersion et de confusion, résumés par le mythe de Babel. Nous
sommes « après Babel ».
La traduction est la réplique à la
dispersion et à la confusion de Babel. La traduction ne se réduit pas à une
technique pratiquée spontanément par des voyageurs, des marchands, des
ambassadeurs, des passeurs, des traîtres et, en discipline professionnelle, par
les traducteurs et les interprètes : elle constitue un paradigme pour tous les
échanges, non seulement de langue à langue, mais aussi de culture à culture. La
traduction ouvre sur des universels concrets, et non pas du tout sur un
universel abstrait, coupé de l'histoire.
C'est la traduction qui produit non
seulement des échanges mais aussi des équivalences : le phénomène étonnant de
la traduction, c'est qu'elle transfère le sens d'une langue dans une autre ou
d'une culture dans une autre, sans en donner cependant l'identité, mais en en
offrant seulement l'équivalent. La traduction est ce phénomène d'équivalence
sans identité. En cela, elle sert le projet d'une humanité, sans briser la
pluralité initiale. C'est là une figure de l'humanité engendrée par la
traduction dans la chair même de la pluralité.
La présupposition de la traduction est que
les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres au point d'être
radicalement intraduisibles. Tout enfant est capable d'apprendre une autre
langue que la sienne, attestant ainsi que la traductibilité est un présupposé
fondamental de l'échange des cultures.
Nous avons même des exemples remarquables
de production par la traduction de cultures hybrides : la traduction de la
Torah de l'hébreu en grec dans la Septante, puis du grec vers le latin, et du
latin vers les langues vernaculaires. Et la traduction exemplaire du sanscrit
au chinois pour l'immense corpus bouddhiste, et encore au coréen ou au
japonais.
C'est un phénomène de ce genre auquel je
pense quand j'évoque les échanges entre héritages culturels et spirituels à la
recherche aujourd'hui d'un langage commun. Ce langage commun ne sera pas, comme
on en a rêvé au XVIIIe siècle, une langue artificielle qui ne saurait être
retraduite dans les langues naturelles qui ont une complexité propre. Ce que la
traduction peut produire, ce sont des universels concrets en quête de
ratification, d'appropriation, d'adoption, de reconnaissance.
Une seule certitude suffit : il n'y a pas
d'intraduisible absolu. Malgré son inachèvement, la traduction crée de la
ressemblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité. La traduction
crée du comparable entre des incomparables. C'est dans cette ressemblance créée
par le travail de la traduction que se concilient « projet universel » et «
multitude d'héritages ».
La deuxième notion, sur laquelle je
voudrais terminer, c'est l'idée d'acceptation de la perte, l'idée du deuil.
Nous avons déjà le deuil de la traduction parfaite. Il n'y a pas de traduction
parfaite, on peut retraduire toujours, et la traduction est toujours en marche.
Je voudrais étendre l'idée de perte et de deuil au rapport des cultures entre
elles.
C'est un concept que je reçois de la
psychanalyse : le travail de mémoire ne va pas sans un travail de deuil. C'est
dans ce rapport entre la remémoration et la perte qu'est possible la reconnaissance
mutuelle des cultures. Le travail de deuil ne peut manquer d'affecter nos
efforts pour raconter autrement nos histoires de vie, qu'elles soient
individuelles ou collectives, et plus particulièrement les événements
fondateurs d'une tradition.
Car nous avons à faire le deuil du
fondamental et de l'absolu de la fondation historique : nous laisser raconter
par les autres dans leur propre culture, c'est faire le deuil du caractère
absolu de notre propre tradition.
Ce sont donc principalement les événements
fondateurs d'une tradition qui sont le lieu de l'exercice du deuil. Il n'est
pas de pays qui n'ait eu à souffrir d'une perte de territoire, de population,
d'influence, de respectabilité, de crédibilité à une époque ou à une autre.
Le cruel XXe siècle européen impose cette
prise en compte. La capacité à faire le deuil doit être sans cesse apprise et
réapprise. Il faut accepter dans nos échanges culturels qu'il y ait de
l'indéchiffrable dans nos histoires de vie, de l'irréconciliable dans nos
différends, de l'irréparable dans les dommages subis et infligés.
Quand on a admis cette part de deuil, on
peut se confier à une mémoire apaisée, au feu croisé entre foyers de cultures
dispersés, et à la réinterprétation mutuelle de nos histoires et au travail à
jamais inachevé de traduction d'une culture dans une autre.
Ce texte est une version révisée
d'une communication prononcée
aux «
Entretiens du XXIe siècle »,
le 28 avril, à l'Unesco
par Paul Ricoeur
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire